Répondant à l’appel du Cabaret Littéraire et de Lire à Lausanne, sept collectifs d’écriture lausannois, rassemblant 60 personnes, ont combiné leur puissance créative. Dans un premier temps, sept textes inédits ont été écrits, selon les méthodes collaboratives propres à chaque collectif, autour d’un thème imposé : la bibliothèque publique. Ensuite, chaque collectif a délégué une personne pour rejoindre l’entité supercollective : de cette combinaison inédite de voix et de pratiques est né un dernier ensemble de microfictions, à découvrir en fin de recueil.
Les collectifs AJAR, aléax, Caractères mobiles, Épisode, Hétérotrophes, Particules et La ZAC présentent
- Collectif AJAR : « Avec les fantômes »
- Collectif aléax : « Fugues surprises »
- Caractères mobiles : « La journée du Bibliobus »
- Collectif Épisode : « Alexandrie »
- Collectif Hétérotrophes : « Variations sur un vernissage »
- Collectif Particules : « Miscellanées d’anomalies de bibliothèques »
- La ZAC : « Agora »
- En supercollectif : « Fictions soudaines : 7 microfictions de 1000 caractères écrites à 8 en 8 heures + une 8ème de 999 caractères écrite à 8 en 45 minutes (et en direct) »
Collectif AJAR : « Avec les fantômes »
On se rend une fois par semaine dans la salle aux murs en béton. C’est un non-lieu, lié aux au-delà. Il offre chaleur et commodités aux clochards et aux fantômes. Comme pour les cimetières et les édifices religieux, il convient de ne pas y crier trop fort.
Ça sent la poussière, mêlée aux livres qui ne sortent pas assez souvent des rayons. On ne cuisine pas dans les bibliothèques. On n’y mange pas. Aucune fumée ne se dépose contre leurs parois. On n’y fait pas non plus sécher de linge. On ne lave pas souvent les sols à grande eau. Personne n’y nettoie de poêles grasses ni d’assiettes. Il s’y renverse très peu de verres de vin. Pourtant de menus fragments de cellulose se détachent constamment des bords de pages où de minuscules morceaux de peau se déposent en échange. Dans cette transaction infinie, il y a bien sûr des pertes. Rien n’est jamais parfait.
C’est à cause de la colle. L’encre. Y’a aussi le tissu. Le vieux bois. La moquette. Le métal des étagères… Le plastique qui recouvre les livres. Le renfermé. Cette fine poussière de papier et de squames. La fragrance terne des choses organiques desséchées. Le café, vers dix heures, le parfum, les rayons qui reflètent les goûts. Côté forêt, plus calme que côté lac, où les stores automatiques se baissent bruyamment au moindre rayon de soleil. Derrière la fenêtre, des arbres presque bleus qui avancent.
Geronimo Stilton. La Cabane magique. Les Royaumes de Feu. Un brownie dans lequel grouillent des milliers de vers. Une table où reposent des biscuits qui sentent bon. Si chaque auteur·ice, dont au moins un livre est présent dans la bibliothèque, y habitait en tant que fantôme, est-ce qu’il y aurait plus de fantômes de droite ou de gauche ? Harry Potter. Anastasia Krupnik. Une scène de crime horrible et hyper sanglante dans les compactus avec un concierge ressemblant à Dwight Schrute de The Office qui écrase quelqu’un en riant à la mort.
Les fantômes célèbrent chaque livre inséré sur un rayon. S’ensuit un tournoi de papier-caillou-ciseau pour décider qui reçoit le droit de le lire en premier. Une bande de spectres en délire qui sont là. Mais au fond, le Manifeste de la race, il n’y aurait pas quand même, quand on y pense un peu hein Gérard, un fond de vérité? Vous reprendrez bien du tartare moisi, Catherine, pour accompagner votre mousse aux vers solitaires ? Le film d’horreur que personne n’a envie de voir.
Ils mangent, boivent l’apéro et discutent. C’est très sympa. Mais aucun vrai livre n’est ouvert. Dès que ça cite des titres de dictateur, là ça a l’air plus sérieux !
En fait c’est juste un mec qui raconte son histoire. Pas l’air très drôle, tout ça.
Les pages de celui-là sont plus blanches – on doit comprendre qu’il est plus propre au fond de lui-même.
T’as une copine toi, une Française ? Oui. Ils rient, s’éloignent vers les collections « Rose » et « Verte ». Pour le dernier Où est Charlie ? ou Max & Lili, interminable liste d’attente. Les bibliothécaires ont du mal à tenir les quotas. Tant pis si ça dépasse. On peut faire une exception. Tant qu’ils lisent, il faut les encourager.
Un garçon, mèches dans les yeux, caché entre les rayons Aventures, les pupilles collées au natel, dans le salon de coussins et de moquette rouge. Une plante lui dégouline dessus. Disparaît entre les rayons « Documentaires ». Des bruits de pas dans les escaliers, encore une étudiante. En coup de vent sans enlever son casque de vélo, pour emprunter le tome trois du Club du Calmar géant.
Une jeune passe, coca à la main. Des dizaines de couvertures colorées virevoltent tandis que les dos se plient vers le fond des landaus. Les pages sont parfois cornées et jaunies mais ça n’empêche pas la lecture, pour admirer les derniers nés. Certains se sont mélangés dans les caisses à pommes, projetés dans une autre bibliothèque de village, à une autre époque, de quoi tenir un siège. Sous une fenêtre, des livres passent de mains en mains et les négociations vont bon train. Les poussettes se succèdent. Empruntez un document grâce à cette carte ! Se réfugier gratuitement pour aller lire des BD.
Deux adolescentes finissent leur course, hilares. Le « maître » ou la « maîtresse » se charge de noter les emprunts sur les fiches de lecteur·ice et de tamponner les dates sur le petit tableau collé à la première page. À la semaine prochaine !, en poussant la porte flanquée d’une pile géante de livres en bois, usée par le soleil. Scanner les livres comme de vulgaires aliments. Pourquoi 820 (73)(091) ? Pourquoi UMA60404 ? Pourquoi ces chiffres, ces lettres ? Logique bibliothéconomique ? Ordre secret dicté par une symbolique obscure ? Messages codés qui contiennent peut-être la solution aux problèmes du monde ?
Un cabas de supermarché plein de côtes de bette, trois pavés qui ne tiennent même pas dans un sac, une femme avec sa fille qui gambade, traîne son chariot à commission à bout de bras derrière elle. La chair d’une banane étalée entre les pages d’un ouvrage sur un peintre. Une pizza au pesto sur le toit.
En tant qu’enfant particulièrement attachée à la lecture, tu peux demander à fêter ton anniversaire dans ta bibliothèque préférée, entourée de tes proches. Tu pourras leur lire des extraits de ton livre favori. Après ton heure de gloire où tu auras pu imposer tes choix de lecture à tout le monde (après tout, c’est ton anniversaire), vous pourrez boire du jus d’orange et manger une glace. Puis vous pourrez vous mettre en cercle pour lire ton Chair de Poule préféré au détour d’une sombre ruelle, à la lueur des bougies pour trembler et glousser ensemble.
Une expo pour les deux cents ans de Richard Wagner. Un usager homonyme est tellement content quand il voit une expo à son nom, qu’il colle sa photo au milieu de celle-ci. Puis il pavane longuement près du comptoir, retourne les caisses, se jette sur les livres.
L’anniversaire du vinyle. La naissance de l’imprimerie. Les méga amendes. La pétanque. La cheminée de Tridel comme la tour de Saroumane. Les vuvuzelas, les bouts de fromage, la guitare, les feuilles de chou... Mais pour le papier, c’est plus compliqué. Faire un atelier-câlins avec l’un de ses ex, un boost narcissique. Se quitter devant la réception. Se masturber à la fois le corps et l’esprit. Se précipiter dans les toilettes de la bibliothèque pour faire pipi. Avoir très envie, en mettre partout, passer un quart d’heure à nettoyer. Ne même pas se souvenir. Murmurer, faire le moins de bruit possible. Écouter les gens entre les chuchotements et les bibliothécaires qui hurlent et secouent les livres. Est-ce qu’ils les aèrent souvent ou est-ce qu’ils ont peur que leurs protégés s’envolent ? Les gémissements derrière un rayon. Les épées qui se plantent dans les gorges. Ces dix personnes dont les yeux disent Mon dieu mais c’est quoi encore ce truc. Leurs têtes qui bougent de droite à gauche, et retour.
Mais des fantômes fachos dans les bibliothèques ? Jamais.
« Documents dus » : quarante-sept prêts.
* * *
Créé en 2012, le Collectif AJAR rassemble actuellement 15 auteur∙ices de Suisse romande (Alice Bottarelli, Linda Bühler, Joanne Chassot, Jessica Daetwyler, Danica Hanz, Julie Mayoraz, Mélody Pralong, Thomas Rappaz, Manon Reith, Hugo Saint-Amant, Lydia Schenk, Ella Stürzenhofecker, Daniel Vuataz, Vincent Yersin et Karine Yoakim Pasquier). Les projets de l’AJAR ont souvent pour but d’ouvrir la littérature aux autres arts et de la sortir de l’objet-livre, tout jouant avec (ou se jouant de) la figure de l’auteur·ice. L’AJAR a donné plus d’une centaine d’interventions publiques en Suisse mais aussi en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Pologne, au Québec et aux États-Unis. En 2016, l’AJAR a fait paraître un roman collectif, Vivre près des tilleuls (Flammarion). À ce jour, 35 auteur·ices différent·es ont fait partie du collectif.
Collectif aléax : « Fugues surprises »
Une sirène cherche une bibliothèque enfouie dans la Méditerranée, regorgeant de textes rares : les révélations de la pensée queer antique, révoltes mystiques, récits d’incroyables figures genderfluids de touxtes espèces, végétales, animales, mycorhizales – le vivant sans limites.
Lorsque les mâles cishet blancs ont colonisé les eaux profondes, les queers se sont empresséxs de camoufler ces écrits sous les algues et les coquillages. La légende raconte que la bibliothèque n’apparaît que si elle est en sécurité.
La sirène, aux écailles vertes miroitantes, suit son instinct. À force d’errer, elle a faim. Cette grosse pierre visqueuse ! Elle la pousse, s’engouffre dans un espace aux murs tapissés de coraux. Poissons luisants, poulpes nacrés, biotope unique, elle effleure de gros volumes momifiés entre les algues. De l’étagère elle sort un livre et, POUF !, s’évapore…
À des kilomètres, contre la paroi d’une grotte sont implantées des paillettes de mica, l’or des chats, fruit d’un travail collectif, de la colle et des traces de doigts. Les murs étincèlent. Fragiles et intemporels. Seule la moquette marine détonne. Il faudrait penser à la changer. L’écho des voix entre les galeries forme une chorale douce et apaisante. Des livres sélectionnés avec soin pour l’imminente fête sont empilés.
Les enfilades de livres mènent dans des tunnels, des étagères creusées dans le safre. Des enfants y ont caché leurs lectures préférées. Les voûtes sont faites de pâte à papier, un baobab les soutient. À la lettre X, la roche devient un schiste au feuilletage intrigant. Des documents minéraux, mordorés y sont sédimentés depuis des millénaires. En remontant le goulet, la matière se transforme. On se fraie un chemin pour arriver sous les plis de draps. Tant de personnes ont dormi ici. Leurs idées, leurs rêves, leurs histoires, comme des petits cailloux oubliés, ont roulé jusqu’au fond des grottes, construit des livres protéiformes dans ce lieu surprenant.
Au Palais de Rumine, un vieux monsieur demande s’il peut consulter les journaux romands de 81 à 82. Les marches l’ont épuisé. Une tache de sueur s’est formée sur sa chemise, des omoplates aux fesses. Il remonte une bretelle brodée d’edelweiss, la bibliothécaire lui tend les archives.
Les titres des encadrés énumèrent des faits divers sordides sur « les homosexuels ». Soudain, il tombe sur l’HomoManif 81 à Lausanne. L’article cite l’un des slogans : « Protégez vos enfants de vos propres préjugés ».
Peut-être que sa tante l’a écrit ? Dans ses souvenirs, elle maniait la répartie et l’ironie avec agilité. Il écoutait ses récits de manifs vécues avec Valé, sa « colocataire », et percevait la soif de liberté de ces révoltes sans trop les comprendre. À la page 24 d’un journal de décembre 1981, son regard se pose sur les nuques de deux femmes qui s’embrassent, surplombant la foule depuis les escaliers de la Riponne. Il sourit. C’est elle et son amoureuse ! Attendri par la photographie, il ne remarque pas qu’il vient d’atterrir ailleurs…
DING DING DING, une ovation détonne ! À quelques pas de la Riponne, Fracassandre défonce une porte de bibliothèque en carton-pâte. Drag king, bibliothécairex, catcheurx, on ne fera pas l’affront de le considérer comme une sommité ! Torse bombé, paillettes dégoulinantes, protecteurx des arts queers, il se prépare au combat. Sa technique d’assommage à coups de dicos est redoutable. Tu pensais que j’étais pas sportif et BIM ! Des pages dans ta face ! Fracassandre est un méchant, tantôt casse-noisettes, tantôt lâcheurx d’encyclopédies sur orteils… AÏE ! Il passe à travers les rayons, se délecte de la peur et des frémissements. Il fantasme de voir sur son corps le make-up de ses adversaires drag kings, leurs couleurs diluées dans sa sueur. Il est la bibliothèque vivante des drag kings catcheureuxses, vibe Sin Wai Kin. Sa silhouette disparaît aussitôt dans un nuage d’étincelles. Fracassandre cramponnéx à un livre rouvre ses yeux sur un décor inattendu.
À la Sallaz, des doigts parcourent les titres des livres. Alors… Les Fleurs du queer, Solar Punk… aha ! Tout sera champignon ! Iel attrape l’ouvrage, touche une matière molle et moite… Une main ? Iel regarde le visage de l’autre qui rougit. Ce n’est pas la première fois que leurs regards se croisent, tels les personnages d’une romance fantastique. Il fait chaud. Le livre s’échappe, s’ouvre sur une grosse morille en double page, couleur cuisse d’émeu et queue-de-renard. Peau contre peau, un frisson, leurs cœurs accélèrent – iels craquent. Leurs doigts fondent sur le livre, se mélangent au champignon. Les commissures de leurs sourires coulent, leurs visages se déforment. Leurs corps, comme deux mollusques, tourbillonnent, aspiréxs par les pages devenues trou noir. Une fois la masse disparue, le livre se referme dans un bruit sec.
À l’autre bout du livre… ZIOUP ! Fracassandre, les deux inconnuexs et le vieux monsieur apparaissent dans un pétillement de bulles. Nos héroxs de romance ado observent l’étrange bibliothèque qui les entoure. La roche, les échos… une fête ? Parmi les convives, une queue de poisson scintille. Les arrivantexs s’approchent d’elle, le vieil homme en perd son journal. Hallucination collective ? Arielle Dombasle en personne ?
Une sirène ! s’écrie Fracassandre.
Les cheveux de la créature ont l’air de flotter comme dans de l’eau. Elle ordonne :
– Racontez-moi une histoire.
Sa voix rauque surprend le vieux qui s’emballe :
– Ma tante a rencontré sa copine Valé à Lourdes par l’intermédiaire d’un prêtre originaire de Chatte du département de l’Isère…
La sirène lui caresse le visage avec sa queue. Fracassandre teste l’acoustique sur « Moi j’aimerais parcourir le monde » quand la sirène se jette dessus pour le mordre.
– Au secours !
Le vieux tente de les séparer sur la moquette marine. Unx bibliothécaire passe avec un chariot chargé d’une boîte blanche, d’assiettes en carton, de jus de pêche, de tasses en porcelaine. Iel s’arrête devant la scène.
– Désoléx pour les retardataires, l’atelier MMA c’était hier. Aujourd’hui, nous fêtons les 100 ans de la bibliothèque et notre nouvel accès subaquatique.
Iel ouvre la boîte, dévoile un magnifique gâteau recouvert de crème, de tranches de fraises, de pétales — lavande, capucine. Iel tend une part au vieux, chuchote quelque chose avec un clin d’œil. Le vieux rit, goûte la crème et balance le reste au visage de la sirène.
Elle se rappelle la faim qui la tenaille depuis le début de sa quête. Elle abandonne le combat, se lèche le visage de sa longue langue bleue. Læ bibliothécaire sourit.
– Voilà qui est mieux. Venez rejoindre la fête !
Un karaoké de lecture commence. Celleux qui le souhaitent lisent au micro leurs textes préférés. Portéexs par une flopée d’émotions, les convives partagent leurs livres favoris. Les mots résonnent contre les voûtes. Bientôt, le karaoqueer d’Amal Alpha commencera. Iels chanteront et danseront au milieu des étagères scintillantes, remplies de récits et de théories.
* * *
Suite à leur rencontre autour de la publication de Cuisson au feu de bois (Paulette éditrice, 2021), 9 des auteuricexs du recueil (Ezra Sibyl Benisty, Frédéric de Meyer, Garance Finger, Romaine Girod, Greta Gratos, Edward Mandry, Flor Méchain, Cassandre Poirier-Simon, charlie schaer t) ont décidé de fonder le collectif aléax. Depuis, iels proposent des ateliers, des performances littéraires immersives ou participatives, des repas avec le public et même un Cluedo littéraire, érotique et modulable. Dans l’ensemble, leurs projets partent souvent de thématiques qui leur tiennent à cœur et qui reflètent leurs vécus, en tant que personnes queer, racisées, perçues comme femme, neuroa, handi, ou anxieuses.
Caractères mobiles : « La journée du Bibliobus »
10h
Le trolleybus escalade la colline de la Pontaise, les barber shops et les espaces de coworking le disputent aux enseignes qui ont survécu et où nichent mes souvenirs : le magasin de sports où nous louions nos skis de fond quand j’étais enfant, la petite église de béton brutaliste en face de l’immeuble où vivait ma grand-tante. Je descends à l’arrêt Oiseaux et je l’aperçois, cet autre bus rempli de livres, de sa porte ouverte s’échappent des éclats de rire.
Assise derrière sa petite table qui fait office de guichet, Patricia est en pleine discussion avec un couple d’habitués. Madame choisit les livres et Monsieur les transporte.
J’en dévore douze par semaine ! Quand j’étais petite, on a déménagé à Fribourg et comme je ne connaissais personne, je me suis mise à lire et je n’ai plus arrêté depuis. Ça a même empiré depuis que je suis à la retraite ! En été, je lis à la piscine, mais cette année, on dirait que l’été a de la peine à démarrer.
Je l’imagine sur sa chaise longue à l’ombre d’un platane, absorbée dans sa lecture, avec à ses pieds une pile de livres plastifiés et dont la tranche est barrée du mot BIBLIOBUS. Quand elle en a fini un, elle va faire quelques longueurs en guise de célébration, et à son retour, son mari lui sert un café ou une glace, ils papotent un moment, puis dans un soupir de contentement, elle ouvre son prochain roman.
Vous avez aimé ?
C’est la première question que Patricia pose à ses lecteurs qui viennent rendre un livre.
J’ai beaucoup de personnes âgées, des classes, des mamans avec des enfants qui aiment fouiller dans les bacs à leur hauteur. J’ai fait pas mal de choses dans ma vie, mais j’ai toujours eu besoin de la dimension sociale, je ne pourrais pas faire sans. Mais au fait, on se connaît ? Votre visage me dit quelque chose.
Les traits de Patricia me sont à moi aussi familiers mais je suis incapable de la replacer dans le bon rayon de ma vie. Nous essayons ensemble : non, je ne suis pas secouriste bénévole, non, Patricia n’habite pas sous-gare, non, je ne viens pas du Valais.
Notre recherche est interrompue par une enseignante et ses élèves qui ramènent les livres empruntés pour préparer des exposés. La maîtresse donne les instructions d’une voix posée, les filles entrent les premières tandis que les garçons attendent sagement sur le trottoir, puis on inverse les rôles. Les exposés ont porté sur les voitures, les chevaux ou les étoiles du football, les élèves ont bien travaillé, la maîtresse est contente, ils partent en nous saluant poliment.
Je me souviens maintenant : vous étiez mon prof.
Tout me revient d’un coup. C’était il y a dix ans, j’enseignais une période d’anglais par semaine dans une classe d’agents en information documentaire, Patricia était au premier rang, soucieuse et investie, ses camarades avaient presque la moitié de son âge.
C’était dur, c’était une reconversion, j’élevais mes filles et en plus je n’avais jamais fait d’anglais. J’ai vraiment galéré, mais j’ai tenu bon. Après la formation, presque personne n’a trouvé de travail, à part moi grâce au fait que j’ai le permis poids lourd. L’anglais par contre, je ne le parle toujours pas... On verra ça à la retraite, pour l’instant, je n’ai pas le temps.
14h
Je prends des chemins de traverse pour éviter la grande avenue qui mène à l’autoroute, mon vélo serpente entre une école verdoyante et des locatifs proprets, et je finis par l’apercevoir au détour du chemin, garé sur le bas-côté d’une route un peu bombée, légèrement incliné en direction du trottoir.
La rue est déserte, un hélicoptère noir traverse le ciel pommelé, les oiseaux gazouillent dans les arbres endigués par les blocs d’immeubles. Le restaurant japonais a fermé pour l’après-midi, l’épicerie est à remettre, et un assistant de sécurité publique aux cheveux blancs glisse une contravention sur le pare-brise d’une voiture mal garée. À l’entrée du bus, un jeune garçon avec la panoplie complète du Real Madrid s’amuse à grimper sur un poteau de circulation sur lequel il est inscrit « RÉSERVÉ BIBLIOBUS le mercredi de 13h30 à 15h30 ».
Bon après-midi et bonnes vacances !
La mère sort du bus et appelle le jeune garçon, ils se pressent en direction de l’arrêt Pierrefleur. J’appuie sur le bouton de la porte du Bibliobus, qui s’ouvre très lentement.
Excusez-moi, la porte est capricieuse, les mécaniciens des TL deviennent fous avec ! Il leur manque des pièces, parce que contrairement à ce que les gens pensent, ce n’est pas un bus TL, il a été acheté neuf et aménagé par les menuisiers de la Ville. D’ailleurs les tablards sont fragiles, il suffit qu’une vieille dame prenne deux gros volumes et tout le rayon dégringole au voyage suivant !
La semaine prochaine, Patricia part en vacances et le Bibliobus passe l’expertise, avec son poids réel, elle sera donc obligée de tout caler pour ne pas se retrouver avec un tas de livres à son retour. J’aperçois derrière le pare-brise l’assistant de sécurité publique qui traîne toujours autour de la même voiture et parle dans sa radio.
Il vient trente minutes avant que j’arrive avec le bus, pour s’assurer que la place est libre. Ça a changé mon job. Avant, c’était un stress énorme, j’étais obligée de garer le bus en double file et d’aller chercher en urgence les conducteurs mal garés.
Patricia a de longues journées. L’autre jour, à Vers-chez-les-Blancs, elle a fait 500 prêts et retours en une heure et demie. Alors elle se remémore parfois avec un brin de nostalgie son ancien métier, quand au volant de son car postal elle sillonnait le Valais, le val d’Anniviers et la montée jusqu’à Derborence. Elle aimait échanger avec les habitués et, à la belle saison, avec les touristes surpris de trouver une femme au volant.
Quand j’étais enfant, je prenais la poste avec mes grands-parents, c’était un vieux modèle avec des banquettes en simili cuir grenat. Ah, c’est sûr... quand je vois un bus jaune, j’ai toujours un pincement au cœur.
La porte se rouvre lentement, un père entre avec sa fille, il vient contester un rappel et sa fille disparaît au fond du bus où elle choisit des livres et se plonge dans P’tit loup aime son Papa.
Allez, viens, on y va maintenant, on aura tout le temps de lire à la maison. Bonnes vacances, j’espère que vous aurez le beau !
16h30
À la sortie de l’arrêt de métro Bourdonnette, il faut traverser un tunnel piéton percé dans une longue barre d’immeuble, passer devant le centre socio-culturel, le centre œcuménique, le local de TV Bourdonnette, le bureau d’une société privée de surveillance, le kebab et la pizzeria, pour finalement atteindre l’autre bout de la cité, où il nous attend sur un rond-point planté de bouleaux.
De loin, on le dirait mal garé et prêt à s’en aller à tout moment. Mais il vaut mieux qu’il attende un peu : les animations au centre socio-culturel se terminent à 17h et alors les enfants viendront à lui.
Pour eux, c’est le seul accès au livre. Les parents n’ont pas la possibilité de les conduire dans les bibliothèques qui sont à des kilomètres d’ici. Quand le Bibliobus était à l’arrêt pendant le Covid, les maîtresses de l’école du quartier m’ont appelée pour me presser de reprendre ma tournée : elles constataient une baisse du niveau de l’orthographe chez leurs élèves.
Un jeune enfant avec un pull « All over the world » entre avec sa mère et tourne ostensiblement le dos au guichet de Patricia.
Il est timide le garçon ?
Non, il est fâché contre moi depuis le lever.
Mère et fils repartent, une autre mère leur succède.
Ils sont au zoo de Servion avec l’école aujourd’hui, ils vont pas rentrer à temps, je viens rendre les documents à leur place. Vous n’avez pas une idée de ce que je pourrais emprunter ?
Prenez ces deux-là, c’est la même histoire que les précédents.
Une autre femme gare sa voiture devant la porte du Bibliobus et, laissant le moteur allumé, se dépêche de rendre un document en retard, puis repart.
Dans le Jura ils ont trois bibliobus avec à l’intérieur des canapés, ils les ont achetés chez un spécialiste en Finlande, ils sont plus grands que celui-ci, pour la campagne ça va, mais ici, avec toutes les manœuvres, ce serait impossible. Et ils sont une équipe de trois employés qui se relaient.
Patricia les a rencontrés lors de la convention nationale des Bibliobus sur la Place fédérale à Berne. Pour l’occasion, elle avait voulu dormir sur un lit de camp dans son bus, mais elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit à cause du froid. Le matin, les collègues jurassiens avaient préparé du café sur des réchauds, comme au camping.
Mon problème, c’est qu’ici je suis la seule à pouvoir conduire le bus. Si je suis en vacances ou malade, le bus reste au garage et cela me fait mal au cœur parce que je sais à quel point les lecteurs comptent sur moi.
Une vieille dame entre à petits pas et dépose au guichet un livre de Danielle Steel, L’Aigle solitaire.
Vous avez aimé ?
Il faut croire que oui : elle repart avec un livre de la même autrice, La Maison des jours heureux.
* * *
Depuis 2014, le collectif Caractères mobiles (Catherine Favre, Mathias Howald & Benjamin Pécoud) écrit pour le public. Textes sur commande, collecte de récits racontant un lieu donné (hôpital, piscine municipale, festival de cinéma, etc.), performances participatives & ateliers : le collectif place la rencontre au centre de la dynamique d'écriture. Caractères mobiles a publié Au village (éditions d’autre part, 2019).
Collectif Épisode : « Alexandrie »
L’air est plutôt frais. La montre sous-cutanée de Saïd indique 37°C. Arrivé au bout de la rue Neuve, il aperçoit le centre commercial de Rumine devant lequel s’étend une file interminable pour le jubilé de la Bibliothèque Centrale Universelle et Libre. De puissants ventilateurs font flotter des bannières rouges : « Journée livre ouvert : profitez decinq minutes de lecture gratuite ! »
Saïd se place dans la file. À vue de nez, au moins deux heures d’attente. Le temps de repasser son plan en boucle. Depuis qu’il ne travaille plus à la BCUL, il a le temps de penser aux moindres détails. À intervalles réguliers, il avance de quelques pas, tête baissée, une main dans la poche de sa veste.
Son tour approche. Il n’a pas de quoi s’offrir une montée en ascenseur, ni même l’escalator sponsorisé. Reste l’escalier gratuit, tapissé d’écrans publicitaires aux annonces ciblées en fonction du profil de chaque utilisateur.
En haut des marches, les portes automatiques s’ouvrent. La blancheur lumineuse de l’espace d’accueil l’aveugle. Saïd se couvre les yeux. Il longe un couloir silencieux puis passe devant l’espace de consultation réservé aux membres Gold, avec ses banquettes confortables et son temps de consultation illimité. Il atteint ensuite la zone réservée aux utilisateurs sans abonnement – 1,80 CHF/minute –, où il entend le froissement répété des pages tournées à la hâte, et de temps à autre, le son d’une alarme signalant la fin d’un temps de lecture.
Les bornes automatiques ne sont plus qu’à quelques mètres derrière les portes vitrées. Saïd sort une fausse carte Silver+. Son cœur bat à tout rompre. Bip. Lumière verte. Les portes s’ouvrent. Il se dirige vers la première borne libre.
« Bienvenue à la Bibliothèque Centrale Universelle et Libre. Nous avons sélectionné ces cinq titres pour vous. Veuillez faire votre choix. »
Saïd a la gorge serrée. De son temps, accueillir les lecteurs était l’une de ses tâches préférées.
« Vous avez sélectionné l’option : rendre un produit. Veuillez déposer le produit sur la zone prévue à cet effet. »
Il se dit que ça va marcher. Ça doit marcher…
Des années après son départ, Saïd a découvert l’existence d’une Alexandrie souterraine, un réseau de résistance dans les sous-sols de l’édifice. Des galeries enfouies sous le centre commercial, où seraient conservés les archives et les livres de l’ancienne Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne. Serpenter entre les rayons au gré de ses envies, attendre qu’un titre accroche son regard, saisir un ouvrage, effleurer son dos. Choisir un livre, sans l’aide de l’algorithme.
Les forums sont clairs : pour accéder au réseau souterrain, il faut emprunter la trappe qui se trouve dans la salle de Détention Provisoire. Saïd doit trouver un moyen de se faire arrêter.
Il sort un petit livre de la poche de sa veste. Un emprunt d’avant la Grande Restitution qu’il a gardé caché dans sa taie d’oreiller. Il le dépose sur la borne face à l’écran. Lumière blanche. Une seconde de processing. La pièce vire au rouge.
« Alerte sécurité. Veuillez attendre l’arrivée du Personnel d’Encadrement. »
Coup d’œil à gauche, un membre Gold fronce les sourcils. Coup d’œil à droite, une vieille dame adresse à Saïd un regard désolé.
– Ne bougez pas !, ordonne une voix grave.
Saïd n’a aucune intention de fuir. Face à lui se tiennent deux hommes en uniforme noir, matraque électronique à la ceinture, oreillette et lunettes de perception augmentée activées.
– Saïd, c’est toi… ?
Saïd lève les yeux et reconnaît son ancien collègue du service de Prélèvement Manuel.
– Jean-Eudes ?
– Jeff-Elon, dit-il en montrant son badge. Qu’est-ce que tu fous là ? Et c’est quoi ce livre ? Tu sais ce qui arrive à ceux qu’on retrouve en possession d’un livre ? »
Avant la Grande Restitution qui avait mené à la privatisation des bibliothèques, Saïd et Jean-Eudes étaient amis. Dès les premières réformes, un fossé s’était creusé entre eux. Jean-Eudes avait décidé de devenir actionnaire et s’était épanoui dans son nouveau rôle de Commandant du Personnel d’Encadrement. Il était honoré d’avoir été choisi pour maintenir l’ordre, contrôler les minutes de consultation et le bon fonctionnement de l’algorithme de la Bibliothèque Centrale Universelle et Libre.
Pour Saïd, une telle chose était impensable.
Jeff-Elon saisit le bras de Saïd en le serrant plus fort que nécessaire.
– Tu vas voir ce qu’on fait des gens comme toi.
Les gardes jettent Saïd dans la salle de Détention Provisoire et claquent la porte derrière eux. La pièce est minuscule, sans fenêtre. Au centre, une table et trois chaises métalliques. Saïd cherche la trappe. Il pousse la table, déplace les chaises.
Sa montre sous-cutanée affiche 21:05. Plus qu’une heure. Il trépigne. À la fermeture de la bibliothèque, les membres du réseau de résistance viendront le chercher pour le guider dans les galeries souterraines. Il en est convaincu.
Saïd s’assied et fixe le mur blanc en pensant à ce qu’était autrefois la bibliothèque. Lire sans contrainte. L’idée le fait frissonner. Le sourire aux lèvres, il fredonne :
« Je boirai tout le Nil si tu ne me retiens pas.
Ce soir je danse, je danse, je danse dans tes bras. »
* * *
Le collectif Épisode est né en 2020 et se lance depuis dans un nouveau projet littéraire chaque année. Les ateliers d’écriture sont au cœur de son existence : écrire seul·e puis se lire les un·es les autres pour multiplier les points de vue, dans un échange critique et bienveillant, et permettre à chacun·e de porter son texte jusqu’à sa meilleure version. Chaque œuvre garde ainsi son individualité, tout en s’enrichissant des retours et de l’expérience de ses 17 membres de tous âges et horizons. À chaque épisode de nouvelles idées ! En 2024, le collectif Épisode est constitué de 17 personnes : Esteban Agurcia, Elisa Andrade, Santiago Basurto, Avî Cagin, Fanny M. Cheseaux, Claudine Gaetzi, Charlyne Genoud, Maël Graa, Gilles F. Jobin, Dimitri Martić, Giulietta Mottini, Ami Lou Parsons, Solène Perriard, Thibault Ramet, Lucie Tardin, Evelyne von der Mühll et Francine Wohnlich. Deux recueils ont été publiés : NPAI N’habite pas/plus à l’adresse indiquée (L’Hèbe, 2022) et Des nouvelles d’Emma (Plaisir de Lire, 2024).
Collectif Hétérotrophes : « Variations sur un vernissage »
(La musicienne)
On m’a demandé si j’étais d’accord de jouer quelques accords à la guitare lors de son vernissage. On ne m’a pas dit « joue quelques accords », on m’a dit « serais-tu partante pour accompagner un auteur local le soir de son vernissage ? Il aime beaucoup ce que tu fais. »
Je ne sais même plus, maintenant que j’y pense, le nom de cet « auteur local », et depuis je ne peux m’empêcher de l’imaginer affublé d’un pendentif autour du cou avec ce fameux sceau de l’écusson vaudois qui pendouille à l’extrémité des saucissons et des boutefas IGP (Indication Géographique Contrôlée).
Deux-cents balles – je m’étais pourtant juré de ne plus accepter ce genre de petites humiliations. Être à moitié payée pour accompagner un auteur à moitié mis en valeur, le tout dans une salle à moitié remplie avec un modérateur à moitié préparé avec une lumière à moitié tamisée. Ça doit être un truc de chez nous, faire les choses toujours un peu à moitié. Moitié-moitié, la fondue, la politique, le foot, l’addition au restaurant.
Mais pour une fois, m’avait dit Fabien, pour une fois il avait pu dégoter un cachet (on ne m’a jamais parlé de salaire dans ce milieu, ni de paie, mais toujours de cachets, de rémunérations, autant de termes qui atténuent la dureté du travail. Parfois il arrive qu’on me parle d’honoraires, peut-être une façon cynique de nous faire comprendre que nos honoraires d’artistes n’ont rien à voir avec les honoraires d’un avocat). Et donc Fabien avait pu me dégoter un cachet, il m’avait dit : « Il me tient à cœur que les artistes soient rémunérés correctement. J’ai trop hâte de cette soirée. » C’était comme s’il venait de batailler durant six heures face au responsable de la culture de la commune, comme s’il venait à lui tout seul de régler le problème de la précarité chez les artistes, comme s’il me faisait là une immense faveur. Attendait-il en retour une faveur de ma part ?
Bien sûr Fabien n’avait rien dégoté du tout, c’est dans l’ordre normal des choses que de dilapider le blé avant le 31 décembre pour que la ligne budgétaire reste la même et pour que Fabien garde la même marge de manœuvre pour son programme de médiation de 2025.
Le nom de l’auteur ? J’ai dû le faire disparaître de ma mémoire. Mais le nom de Fabien, celui-là je m’en souviens. Et je me souviens aussi de la bibliothécaire, qui lui chuchotait : « Fabien, occupe-toi de ton auteur ! » J’ai horreur des clichés, mais cette bibliothécaire ressemblait à l’image qu’on peut se faire de la bibliothécaire – pas très grande, qui porte ses lunettes comme un serre-tête, le pas vif, décidée, qui rôde entre les rayons de la bibliothèque comme n’importe quelle propriétaire fait le tour de son jardin pour s’assurer que tout est bien à sa place.
(La bibliothécaire)
Arrive un moment où votre cliché rejoint la réalité. Un moment où je suis bien forcée de déambuler entre les étagères, en poussant le chariot des retours.
Je finis par devenir cette femme à lunettes, grège et gracile, qui vit au ralenti, qui range les retours en fin de journée. Un peu taiseuse simplement parce qu’à force, comme plus personne ne la regarde, elle espère même qu’on ne lui demandera plus rien, qu’on ne lui demandera pas si cette BD d’un tel est en rayon ou comment fonctionne le prêt numérique. Qu’aucun chercheur en herbe ne vienne lui demander conseil pour sa question de recherche mal formulée, ses mots-clés trop généraux, et ce papy qui connait tout Malraux et cherche un texte trop précis qui fait partie d’une série d’articles republiés, mais il insiste, veut l’ouvrage original, celui depuis longtemps disparu des rayonnages.
C’est fatigant de travailler ainsi. Mais dans le fond, j’ai les mêmes problèmes que mes uti. Des mois que j’essaie de me faire livrer en prêt inter un roman. Impossible. Le gestionnaire bibliothéconomique est trop compliqué, je n’y comprends rien.
Ce soir, lecture au programme. Un auteur régional de plus, à quoi s’attendre. C’est la même différence qu’entre un régio et le TGV. Le régio vous transporte de banalité en banalité, lieux communs et connus, vus et revus par la fenêtre, oh une maison verte, oh une vache brune, oh les voitures sont plus rapides. C’est d’un ennui. Mais on peut pas se permettre Sophie Divry à Éclassens, personne ne viendrait. Ici, on aime trop la médiocrité reconnue ou la valeur bien confirmée. Le page turner national ou l’ennui régional. À choisir que prendriez-vous ? De toute façon, c’est pas moi qui suis responsable de ce domaine mais Fabien. Un homme, forcément pour les trucs plus intéressants.
(Le médiateur)
Fabien Pahud, enchanté ! On a échangé par email. C’est un plaisir de vous accueillir ici. J’ai pas eu le temps de lire votre bouquin mais ça a l’air super. Enfin le titre est énigmatique. Il fallait oser quoi ! Ils en ont parlé dans 24 heures, non ? J’ai vu la manchette : « Le Pays de Vaud a trouvé son Edouard Louis » ! La classe quand même. Ah bon je te confonds peut-être, t’as raison. Mais tu lui ressembles vachement, c’est dingue. C’est juste qu’on croise tellement de gens et j’ai vraiment pas le temps en ce moment, c’est le rush, on a des événements presque tous les jours tu vois. Vous avez pu vous coordonner avec Stella ? La guitariste, oui. Tu verras, elle est super, c’est une vraie pro. Ça change tout, une lecture en musique. Ça dynamise. T’as prévu de lire combien de temps ? Ouais dix minutes max, je pense que c’est bien, après les gens écoutent plus. Bon bon bon. Je vais te montrer l’espace, suis-moi. On va faire ça en haut, dans la salle de lecture. Ah au fait, Margaux t’a proposé un truc à boire ? C’est cool que tu sois venu en avance, tu pourras m’aider à la mise en place, il faut qu’on installe les chaises – enfin si ça t’embête pas ?
(L’auteur)
J’ai répondu que ça ne me dérangeait pas du tout, alors que j’avais une furieuse envie de lui foutre mon poing dans la gueule. Je l’avais bien dit à mon éditeur que c’était une mauvaise idée de revenir ici pour vernir le roman. J’aurais dû tenir bon ; comme toujours, je me suis laissé convaincre.
En arrivant à la gare d’Éclassens, tout à l’heure, j’avais déjà la boule au ventre, des images qui se bousculaient devant ma rétine, rien de précis, seulement le sentiment amer d’être rattrapé par ce territoire que j’avais tout fait pour fuir. J’ai laissé mes jambes guider mes pas vers la bibliothèque, au bout de la rue. N’ai-je donc quitté ce trou paumé que pour être condamné à y revenir ?
Quand on termine la mise en place, je demande un verre d’eau. Fabien me montre la porte des toilettes, derrière moi. Je sors prendre l’air pour décompresser. Devant les baies vitrées du bâtiment communal, je devine les rayons des albums pour la jeunesse, inchangés depuis plus de vingt ans. Un gamin sort un livre, puis un autre, et encore un autre, s’assied sur les genoux de sa mère pour qu’elle le lui lise. Les vitres comme un écran vers le passé. Lui et moi sommes pareils, à vingt ans d’écart. Des enfants impersonnels, qui ont eu le malheur de naître dans un territoire transparent.
(La rencontre 1 – sur scène)
– À quel genre de choc s’attendre quand on vient d’Éclassens et qu’on se plonge dans ton roman, d’après toi ?
– Hem et bien « choc » ne me semble pas le terme approprié...
– On peut s’y reconnaître ? Il y a cette scène dans la bibliot...
– … N’importe qui peut se reconnaître entre les lignes de n’importe quel roman, c’est toute la beauté de la littérature : pourquoi lit-on ? Vous êtes mieux placé que moi pour répondre à cette question, me semble-t-il. L’universalité de l’acte de lecture, et d’écriture finalement, ne sommes-nous pas tous et toutes des écrivains, j’entends des êtres faits de langage ? La scène de la bibliothèque, dans mon roman, est une invitation à lire plus. À ramener la lecture au centre de nos activités, la lecture ne vend rien, la lecture est un espace spatial intemporel de grande liberté que j’aimerais offrir aux générations à venir, leur rappeler la beauté et la simplicité de l’outil d’écriture et de lecture dans ce monde de représentation, de vitesse et de surenchère constante…
– Tout un programme. Vous avez déjà beaucoup lu, enfant déjà, c’était un refuge important pour vous, la lecture ?
– Nécessaire ! Vital ! Lire ne coûte rien ou presque rien…
– Eh bien je propose qu’on s’arrête là et qu’on poursuive la discussion autour d’un apéritif gracieusement offert par la commune.
(La rencontre 2 – en parallèle, chuchotements dans le public)
– T’avais lu son premier ?
– Hein ?
– Son premier livre, tu l’avais lu ?
– Oui.
– Et ?
– Et quoi ?
– Bien ?
– Pas mal. Mais pas jusqu’au bout, je l’avais abandonné au bout de 80 pages.
– C’était pas bien ?
– Non oui c’était bien mais je sais pas. Comme il parle d’Éclassens, au bout d’un moment c’est bon quoi…
– Quoi il dit quoi sur Éclassens.
– Je sais pas, des trucs. Un peu cliché parfois. À croire qu’une moitié des habitants ont une Cayenne et parlent anglais et que l’autre, ceux qui vivent à Chantemerle, roulent en Opel Corsa et regardent C’est ma question à la télé.
– C’est un peu vrai quand même.
– C’est un peu vrai, c’est un peu vrai… Parle pour toi.
(L’apéritif)
– Je veux pas vous retenir trop longtemps mais je me demandais si vous seriez d’accord de me le dédicacer. Au nom de Denise, c’est pas pour moi, c’est pour une cousine qui a elle aussi vécu chemin de Chantemerle. Comme vous décrivez l’odeur de la pluie avant l’orage, ça va lui plaire, je suis sûre.
*
– J’ai lu ton roman comme un immense pansement. On ressort de ton livre avec la sensation d’avoir été réparé.
– Tu fais bien de le dire, j’avais moi-même cette idée d’écrire pour guérir, cicatriser. Et si panser peut permettre de penser alors je suis content.
*
– Quand vous écrivez, vous avez déjà tout dans la tête ?
– Dans celui-là j’ai davantage essayé d’atteindre une forme de vérité. La mienne et celle du lecteur.
*
– Vous êtes de parenté avec le hockeyeur ?
*
– J’ai trouvé que le modérateur manquait de précision parfois. Mais la musicienne était super.
* * *
Hétérotrophes est un collectif d’auteur·ice·s franco-suisses formé en 2016 par Arthur Brügger, Romain Buffat, Gaia Grandin, Pablo Jakob Montefusco, Leïla Pellet et Thomas Flahaut, tou·te·s ancien·ne·s étudiant·e·s de l’Institut littéraire suisse. Les six membres du collectif se sont rassemblés autour du désir de construire de façon pérenne un espace d’échange et de collaboration à la jonction de leurs univers littéraires respectifs. Ils et elles font des lectures, animent des ateliers d’écriture, fabriquent des textes. Leur nom provient de l’hétérotrophie, qui se définit comme la « nécessité pour un organisme vivant de se nourrir de constituants organiques préexistants » – à l’image de l’écrivain·e qui puise dans le réel pour créer. C’est aussi une référence au concept d’hétérotopie forgé par Michel Foucault, qu’il définit comme « la localisation physique de l’utopie ».
Collectif Particules : « Miscellanées d’anomalies de bibliothèques
Là où les livres blessent
Tu culpabilises de passer trop de temps dans une bibliothèque. Pourquoi tu y vas ? Mmh. Grisant… plonger dans une œuvre inconnue… Quoi ? La fuite du temps, c’est la conséquence du fait de « s’abîmer » dans un livre ? Qu’est-ce qu’on s’en fiche de tes guillemets ? Ah, pardon… mais moi, tu sais, j’y pige rien à la poésie. S’abîmer comme les abîmes, tu insistes hein dis donc. Lire comme s’engouffrer quelque part si loin qu’on sait pas bien quand il faut en remonter. J’ai juste ? Tu préfères voir les livres comme des gouffres… oui bon, ça va ça va. C’est toi, le poète. Je peux lui poser une question au poète ? ça t’abîme les livres, au sens ça te blesse ? Ah ah ! une vraie colle. Ça te rend sensible. Mmh. Comme si les livres t’avaient fait vieillir prématurément. Pourquoi tu regrettes cette hypersensibilité ? Tu sais, tu devrais pas. Zaho de Sagazan elle dit que c’est sa plus grande qualité. Elle est cool Zaho. Tu trouves pas ?
Là où grandit le brouhaha
La bibliothécaire chuchote, les enfants se taisent, pas le choix s’ils veulent entendre l’histoire, une histoire de merle, de lunettes, de roule et de tourneboule. La voix se renforce, plus claire, elle monte, elle descend, emporte toute la classe au gré des questions, des réponses des enfants : « un étourdi, c’est quelqu’un qui dort tout le temps », « la Voie lactée c’est là où y a plein d’étoiles en été ». Le brouhaha qui monte, les voix aiguës des enfants lâchés entre les rayons à la recherche de lunettes. « Toi tu viens de sortir de la moque du nez ! » et les rires, des rires gras et pas gras à la fois. De vrais rires d’enfant qui ne se cachent pas, malgré les grands, là-bas, qui tentent de réviser, c’est bientôt les exas. Des hourras à chaque lunette découverte, des soupirs, « je dois faire au moins quatre et demi en anglais », la maîtresse et la bibliothécaire qui échangent les conseils pour chasser les limaces, la cendre et les coquilles d’œufs sauveront les salades. Toutes ces voix qui remplissent la bibliothèque, comme les livres qui reviennent pour l’été, cet été durant lequel les enfants deviendront grands : ils entreront en 3P.
Là où qu’importe les livres (n°1)
à la table du puzzle un monsieur lunettes rouges
le même que le mobilier
le même que la peinture des murs
il en a demandé un nouveau
Là où le dedans rencontre le dehors
À l’extérieur, des mecs qui n’ont jamais dépassé le stade du cochon pendu font des tractions, torse nu. Ils s’auto-congratulent, se regardent les muscles en congestion, se tapent dans les mains à chaque série terminée. C’est un peu ridicule, pourtant je n’arrive pas à revenir à mes livres. Les types à l’extérieur ne se posent pas la question d’identifier le motif de l’ennui chez Flaubert. Madame Bovary me sort par les trous de nez.
Quand j’ai choisi la filière littéraire, j’espérais toucher aux grandes questions de la condition humaine, je m’attendais pas à me demander pourquoi je m’enferme un week-end de juin dans un aquarium, alors que le reste du monde profite du soleil, quitte à suer sur des barres en acier comme des bœufs à la tâche.
Il me reste à revoir Flaubert, Le Rouge et le Noir, Le Spleen de Paris… J’ai un goût d’arsenic dans le fond de la gorge. Les garçons dehors sont passés aux pompes. Stop. Retourne à tes bouquins. Quand on sait ce que ça a valu à Emma…
C’est vrai que le noiraud a un petit quelque chose. Il est trop satisfait de lui-même, mais ses noisettes pas mûres rattrapent son assurance. J’ai jamais été fan des romances Young Adult, et si les abdos du noiraud devaient orner la couverture d’un de mes livres, il me servirait sûrement de cale-porte. Alors pourquoi mes yeux ne peuvent s’empêcher de suivre la course de la sueur sur ce torse ?
Là où qu’importe les livres (n°2)
une femme s’assoit presque en retard
Qu’est-ce que tu veux ?
J’ai commencé avec la skyline.
Tu peux prendre les quartiers de Pekin ?
Dans 5 minutes c’est fini ! iels rient
t’imagines des habituées
lui savant fou sortant des labos
ou professeur d’histoire
elle je sais pas
pianiste ou médecin ou au chômage
parce qu’il faut réussir à venir milieu d’après-midi
peut-être qu’iels se sont rencontrées ici
est-ce qu’iels s’écrivent maintenant pour se retrouver
combien de temps restent-iels pour les puzzles
est-ce qu’iels viennent l’un l’une sans l’autre
Là où on fait la fête
Quoi, pourquoi ? Parce que les bibliothèques sont hors normes et que c’est très exactement ça qui nous les rend essentielles. Elles demandent de la place, de l’entretien. Coûtent. Ne rapportent rien. Oui, oui, bien sûr les missions d’archives et l’importance de la transmission. Oui. Bien sûr. Mais t’en connais beaucoup, toi le poète, de lieux où l’on peut se rencontrer sans consommer ?
Là où on s’installe mal
– Ce canapé de cuir rembourré rouge, idéal pour s’allonger à côté des BD, loin des fenêtres et des gens qui passent mais attention, interdit de siester ! (c’est inscrit sur un panneau encadré).
– Une chaise, pas belle, pas confortable, mais rouge métal comme la déco de l’étage, le 1er, celui avec les livres pour adultes, les romans rangés par ordre alphabétique (il parait que c’est pratique… je rêve de voyager par thématique, ou genre, ou bref).
– Un tabouret très joli devant une table d’un beige qui tire sur le jaune, une table comme celle de l’école primaire (sauf que celles-ci étaient vertes, de petites granny smith fraiches). Une table de bois dont les écailles racontent le temps qui passe.
Attention : temps maximal 1h30 (le tabouret fait mal aux fesses)
Là où qu’importe les livres (n°3)
en vrai il faut oser s’arrêter
les puzzles en bibliothèque ce serait
un petit ingrédient dans la potion magique du courage
c’est peut-être pour ça qu’il est posé avant les rayonnages
Là où l’enfant vit encore
Me vois depuis le haut. Je marche entre les étagères d’une bibliothèque que je ne connais pas encore. Ma ville a changé, par conséquent mes repères aussi. Maintenant je suis grande. Ce qu’on appelle une adulte. Pourtant, mon corps se perd au milieu de la section des BD jeunesse et mes mains parcourent le dos cartonné des histoires que je lisais, petite, ou qu’on me lisait, très petite. Un coup sous le nombril. Je vous explique : j’ai récupéré un portrait de moi, boudeur, bob fleuri et bouille d’enfant. Je devais avoir quoi ? Huit ou neuf ans ? Et c’était comme si cette enfant était morte, et dans les faits, elle l’est un peu puisqu’il n’existe plus rien d’elle, à part un corps grandi et une personnalité métamorphosée. Mais là, devant cette série de BD colorées, elle vit encore. Je sens mes lèvres s’étendre. Une scène me revient. Une fête. Montés sur des chars immenses, des géants de bois dévisagent la foule de leurs gueules colorées. Leurs masques sont tapissés de fleurs multicolores et impressionnent par leurs expressions exactement retranscrites. Colère, extase, tristesse… On est au milieu de montagnes hautes, le soleil est sur le point de s’incliner, et Lou, l’héroïne, de vivre sa première fois… L’auteur c’est le type qui a inventé la « danse de la joie ». Rien que ça. Il dessine, écrit et célèbre la vie. Tous ses paysages. Mon corps s’éloigne, mon sourire reste. Ce qu’il a pourtant le mieux réussi, c’est d’avoir immortalisé la petite moi, comme beaucoup d’autres petites personnes, au cœur de ses histoires et de nous permettre à nous, adultes, de les visiter, de temps à autre, en bibliothèque ou ailleurs.
* * *
Le collectif Particules nait en 2018 au sein de l’Institut littéraire suisse, avec comme constituantes élémentaires Victor Comte, Sarah Marie, Lisiane Rapin, Marilou Rytz et Ed Wige. En suspension, ces particules se rassemblent un temps pour se disperser ensuite, au gré des projets, de performances en expositions, de Textures – rencontres littéraire au Salon du livre de Genève en passant par la Maison Rousseau et Littérature, habituées des collaborations dans toute la suisse romande, avec L’Épître et différents collectifs lausannois.
La ZAC : « Agora »
La dernière fois on est tous morts. C’est pas grave parce qu’on est beaucoup, on se remplace facilement, alors on va encore essayer. On a besoin de la brique pour la finalité du projet. Sauf qu’elle est vraiment lourde, et tout en bas. On doit retenir la respiration plusieurs minutes.
Aujourd’hui c’est le bon jour, on le sent dans les saules. On prend les palmes et on glisse depuis le sommet de la colline, la tyrolienne nous arrache la peau des mains. On est cinq, les plus doués en apnée, Valencienne, Pépinette et ses sœurs, et aussi Gibbon qui est déjà descendu jusqu’à la brique et qui sait y retourner.
Quand on arrive sur le toit, il faut marcher un bout, l’eau verte clapote jusqu’à nos chevilles. On ouvre la lucarne et on s’engouffre vite pour que pas trop d’eau rentre. Dedans, c’est plein de fougères. Les plafonds se décollent comme des sparadraps, ça permet de passer par les trous pour descendre dans les profondeurs du bâtiment. Après trois étages, on est dans l’eau. On s’hyperventile et Gibbon plonge le premier, une lampe-torche entre les dents.
On avait déjà vu des briques avant, mais ici il y en a des milliers, elles flottent dans toutes les pièces, ça devait être un genre de stock. Calvaire répète que ça s’appelle des livres et que ça flotte pas forcément. Il est très scientifique, il se mouille jamais, on a déjà parlé de le tuer.
On nage à l’horizontale derrière Gibbon dans les couloirs inondés. On fait le moins de mouvements possible, on s’économise et on contemple. Un silure solitaire se faufile sous une table, gobe une briquette et la recrache. On le reconnaît, on l’éclaire un moment et Pépinette et ses sœurs le touchent. On a pas peur. Quand on vivait encore dans les tours avec les parents, c’est les silures qui nous ont libérés.
On évite l’endroit où Chasseur est resté coincé. Avant, il avait eu le temps de comprendre qu’on pouvait faire tourner les roues en métal pour débloquer un passage dans les étagères. Mais ça libère aussi de l’air. Beaucoup d’un coup. Le tourbillon emporte Valencienne, Gibbon tente de la retenir, ils tourniquent à deux, on panique et on se lâche les mains, on fonce vers les verrières qui abritent encore des poches d’oxygène, on avait dit de pas les gaspiller mais on sort juste la bouche de l’eau, les lèvres en avant comme pour un bisou moisi. La bulle diminue, c’est assez stressant, on a l'habitude.
On replonge pour se faufiler derrière les étagères mobiles. On passe une porte en verre et Gibbon braque sa lampe sur un bureau tapissé de moules : la brique est là, immense, parfaite ! Elle est tellement lourde que même à trois ou quatre ou cinq, on se la lâche sur les pieds. On crie comme des carpes en gonflant les joues, on ramasse la brique et on repart en sens inverse, on donne tout, on en peut plus, on monte et la surface est toujours beaucoup plus haut que ce qu’on pense, on voudrait des branchies, ça brûle et on va crever et quand on arrive à l’air on crache de l’eau, on suffoque de joie, on se donne des baffes pour pas s’évanouir. La joie meurt d’un coup quand on découvre que la brique est pas remontée. Pépinette et ses sœurs non plus.
L’emplacement, on l’a choisi tout en haut de la colline, sous les sapins géants. Avec l’eau autour, ça fait une île. Le dernier adulte qui est venu ici, il cherchait Louve, il s’est extasié devant ce qu’on fabriquait, il a dit « vous allez y faire votre agora ? », on l’a banni mais on a gardé le mot. Depuis des lustres qu’on a la ville pour nous, on avait encore aucun lieu où se poser, pour rien faire ou pour décider quoi faire, quoi construire et où explorer. Il nous manquait l’agora.
C’est là que les briques se sont montrées utiles. Les premières qu’on a sorties de l’eau, c’était de la bouillie, ça servait à rien. Puis on a créé le système.
Il y a les briques qu’on balance dans la benne. On les arrose pour les garder bien spongieuses et ensuite on marche dessus, la pâte nous rentre entre les orteils, les bouts les plus durs on les mâche. Faut juste décrocher les escargots d’eau avant. Ensuite on peut former des choses avec la matière, mouler ce qu’on veut.
D’autres, on demande aux minus de les feuilleter pour garder les images, mais aucune de parents ou de câlins. Si les minus les gardent on les punit, et on brûle le papier en silence, les paumes pleines d’encre.
Surtout il y a les briques intactes et solides, qu’on sèche au soleil et qui servent à construire. Avec les carcasses de poissons qu’on écrase et qu’on mixe, ça pue et ça met longtemps à partir sur les doigts mais ensuite les briques tiennent vraiment bien entre elles. On a fait des colonnes, des marches, un dôme, et bien sûr l’arche presque finie. Calvaire a expliqué qu’il manquait une grosse brique pour la clé de voûte. Il a fanfaronné en désignant l’arche en travaux, on l’a lapidé, il s’en est remis.
Après la plongée ratée on revient sur la colline, on a les jambes qui saignent. Des pélicans passent devant le soleil couchant. Ça sert à rien de se sentir nulles, on met la faute sur Pépinette et ses sœurs – c’est vraiment de la poiscaille. On rentre bredouille, pas de fête ce soir. Mousquine roupille en boule dans un canapé en carton. Cette chiante de Grande-Borde propose de faire des tatouages, on l’exile. Les insectes nous mangent la peau et on se les écrase.
Personne sait qu’on est là, sur notre île au milieu des arbres. Alors quand les papyrus frémissent, on se lève d’un coup et on sort les machettes. Mais c’est Pépinette et ses sœurs. Elles sont haletantes et trempées et ont un sourire qui compte triple et sur leurs têtes, la plus grosse brique !
On leur demande pas comment elles ont fait. On envoie une minus sonner les trois cloches au ras de l’eau : c’est le ralliement. On secoue Mousquine, on allume les feux, Valencienne gère le banquet, ça va sentir bon la grenouille cramée et on devient frénétiques, on enchevêtre des guirlandes de perchettes aux arbres, la bambouseraie remue. Georgette a sorti les disques irisés pour les suspendre un peu partout, ça éloigne les corbeaux et ça fait mille feux dans notre agora.
Le soir moite à travers les rhubarbes, on y est presque. Pour la touche finale, l’arche, on se grimpe sur les épaules, on soutient ensemble les blocs de la voûte presque achevée et on s’y met à onze pour amener la grosse brique. Tout le monde veut poser le doigt dessus et ça tangue, Montriond déclare que c’est à Pépinette et ses sœurs de finir le travail, on dit ok mais grouillez-vous. Les filles se hissent pour positionner la brique au sommet, on retient nos souffles comme pour les apnées, elles la font coulisser dans l’encoche, la taille parfaite, Calvaire avait raison.
Mais ça tient pas. On sait pas qui lâche, la voûte ou les muscles, tout s’effondre. On est ensevelis sous les briques, on pleure, on crache de la pâte et du papier mouillé, on se relève mais moins qu’avant.
Valencienne amène quand même les grenouilles, on les mange dans l’agora écroulée, les ruines on connaît. On allume un grand feu et on fait une partie de feuille-caillou-ciseaux pour décider qui peut commencer l’histoire. C’est juste pour le début, parce qu’après on a tous le droit d’inventer des péripéties et de rajouter ou de tuer des personnages, et ça enfle, ça réchauffe, ça devient beau. On se dit souvent qu’il faudrait trouver le moyen de retenir tout ça, de fixer les histoires quelque part. On pense à l’argile, aux pigments, à du papyrus. On a toute la vie, et celle des autres après nous, pour trouver le bon système.
* * *
La ZAC (Zone à créer, à combiner, à choix) est le studio d’écriture collective qui héberge notamment les projets romanesques à plusieurs mains d’Anne-Sophie Subilia, Aude Seigne, Bruno Pellegrino, Daniel Vuataz, Elen Fern, Fanny Wobmann et Matthieu Ruf : Stand-by (2018-2019), Terre-des-Fins (2022) et Le Jour des silures (2023), publiés aux Éditions Zoé. La ZAC a été créée au printemps 2022 sous un ciel dégagé.
En supecollectif : « Fictions soudaines : 7 microfictions de 1000 caractères écrites à 8 en 8 heures + une 8ème de 999 caractères écrite à 8 en 45 minutes (et en direct) »
Baby extinction
Ses petites pattes perforent la coquille molle et le cri de sa mère l’encourage. Le trou dans la coquille grandit, une lumière blanche perce le rouge intérieur, puis le voilà dehors. Grande, maman est plus que ça : elle est gigantesque, mais sans conversation – baby dino apprend la déception. Toutes les nuits, le même rituel, maman revient avec des ailes, des cuisses, des viscères, baby dino doit les croquer, il ruse comme il peut. Baby dino apprend l’ennui, il se met à compter : les couchers de soleil qui sont tous différents, les vols de ptérodactyles qui sont si élégants – Maman est dégoûtante et bébé dino sans doute un peu HPI. Parfois, maman est belle, comme au dernier soir du monde, quand ses écailles tournent à l’écarlate, quand elle hurle, face au ciel, furieuse devant les étoiles qui disparaissent une à une. Baby dino apprend l’espoir : il sait que tout n’est pas forcément perdu. Il se blottit contre l’abdomen de maman, retrouve sa coquille. La lumière blanche redevient rouge.
Romy & Juliette
Voilà une décennie maintenant que les bananiers ont poussé sur cette rive – aux côtés du béton, de l’hôtel Ibis et des piscines privées. Alors qu’en face, c’est la vigne qui a pris ses aises. Je prends le tunnel piéton aux murs tagués de bananes et de grappes de raisins. « Tu veux pas choisir, Romeo ? » Je réponds que c’est plus Romeo mais Romy, que c’est acté à l’état civil. Arrivé au lac, je sors mon paddle caché sous trois feuilles de bananier. Et je l’aperçois, sa silhouette qui grandit sur l’eau chaude, Juliette, son sourire jusqu’aux pommettes, son corps brun et musclé, elle a dû passer la journée dans les vignes. Juliette fonce sur moi, nos planches se touchent du bec, ça me déstabilise, je me cramponne. On aligne nos paddles, c’est notre petit jeu parce qu’on se rejoindrait plus vite en sautant. Juliette a apporté du vin, j’ai oublié les bananes, pas grave, on s’allonge, nos corps serrés l’un contre l’autre, je lui dis je t’aime, et elle me répond que je vais la faire chavirer.
Gros pincement
Tout à coup, ma nièce s’arrête devant une bouche d’égout : « Regarde, y a un crabe ! » Il ne peut pas y avoir de crabe ici, c’est sans doute juste une grosse tique, et puis on est en ville. Elle dit : « Mais non ! Les tiques c’est noir et dégoûtant ! » Je serre plus fort sa main, accélère. « Il était tellement joli ce crabe, t’as vu comme il marchait sur le côté ? » Je répète que ça ne peut pas être un crabe, elle veut déjà l’adopter. Je lui dis d’arrêter de dire des bêtises, un crabe ça ne s’adopte pas, c’est de la merde un crabe, elle va être en retard à l’école. Je me tiens le ventre, ma nièce me sourit tristement, elle grimpe quatre à quatre les escaliers qui mènent au préau. Elle crie, comme pour m’encourager : « Moi aussi j’ai mal au ventre, regarde ! » Elle gonfle l’abdomen, fait des mines. « Je peux pas aller à l’école, j’ai mangé trop de céréales ! » Je grimace et lui dis au revoir, elle a déjà disparu. Je m’assois sur les marches ; peut-être que cette pièce n’aura qu’un acte.
Sous la chaleur une mouche
La chaleur intenable à la caisse, la rumeur des congélateurs et une foutue mouche qui vrombit à travers l’épicerie, une mouche verte qui, paraît-il, reconnaît les visages, et qui se pose maintenant sur le sien, sa trompe minuscule plongeant dans une perle de sueur, il faudrait se donner une baffe à soi-même, mais ça ne marche pas, ça ne marche jamais, et la clientèle est là, et les flux doivent être fluides, dixit le gérant, encaisser d’une main, rendre la monnaie de l’autre, lancer un merci et au revoir entre deux bips sonores, et voilà la mouche de retour sur son front, elle frotte ses petites pattes avec satisfaction, la mouche maintenant sur sa bouche, souffler entre ses lèvres, la mouche ne réagit pas, ne bouge pas, si ça se trouve elle pond, et le bruit sourd des yogourts qui s’amassent sur le tapis, un bocal de cornichons, une salade prélavée, chips, bières et rosé et la mouche passe sur sa nuque, il faudrait sortir pour s’en débarrasser, elle est coincée, plus que trois heures.
Un si long carnet d’adresses
Un réveil sonne, le réveil sonne. La table de nuit vibre, lumière aveuglante de l’écran. Cinq heures quarante-trois du matin, mais qui fait ça ? Je déverrouille le téléphone, mais le fond d’écran est une photo inconnue, peut-être la Bretagne, c’est un monticule de pierres, à travers elles la mer, au fond une silhouette qui sort de l’eau. Je referme les yeux, me rendors. Huit heures quarante-trois, plusieurs notifications, les battements de mon cœur me réveillent, des messages d’Hervé. Je ne connais pas d’Hervé. Un nouveau match ? Je scrolle mais ne reconnais rien. N’oublie pas d’arroser les phasmes ce matin. Hervé m’a envoyé une photo. Il n’est pas nu, ça me rassure. Un autre message. Tu as acheté du pain ? Maman viendra ce soir. J’ai la journée pour me préparer, je fouille dans le téléphone, dans ces contacts et ces photos que je ne reconnais pas. Je choisis d’appeler quelqu’un au hasard, mais personne ne décroche dans le carnet d’adresse. Sauf cette « Maman » qui n’est pas la mienne.
Retrouver le soleil
La couche de Monsieur Moreau est trempée, c’est la cinquième fois de la nuit qu’on la change. Joséphine me tend la nouvelle couche déjà humide. De toute façon, plus rien n’est sec depuis que les avions ont inséminé les nuages. Joséphine raconte qu’avant, on passait tout l’été en crop top. Monsieur Moreau se gratte, odeur de mousse qui se décolle. On voudrait tous retrouver le soleil qui brûlera toutes nos peines. Joséphine dit qu’à l’époque, on utilisait le bruit de la pluie pour rendormir les mômes. Elle allume la lampe qui projette une image de soleil. Ça distrait Monsieur Moreau, j’en profite pour lui sécher les pieds. Les mains de Joséphine sont encore plus fripées que d’habitude, je lui dis qu’elle devrait aller faire un tour aux séchoirs municipaux pendant que je m’occupe de Madame Baker : chez elle, les champignons se sont propagés sous la langue, elle n’en a plus pour très longtemps. Elle qui était maîtresse-nageuse, peut-être qu’elle pourra me redire l’histoire des crop tops ?
La montagne
La montagne fait le dos rond, elle est là depuis que le temps est temps, elle subit son existence, ne se supporte plus. Les glaciers qui l’entouraient? Fondus, depuis longtemps. Plus de chamois, de bouquetins, de marmottes. Il faut que la montagne réagisse, elle entre en dépression. Sa psy le lui confirme: elle va bien devoir s’ouvrir un jour. "Il faut que je vous dise quelque chose…" lui dit sa psy, "je vous connais depuis des millions d’années, vos couches de terre, ce qui vous enracine, je connais tout, et ensemble on a tout vu, les chamois préhistoriques et les paresseux géants qui peuplaient nos cimes faites de jungle". Car oui, la psy de la montagne est une montagne elle-même. Plus grande, plus vieille, plus sage aussi, elle a même connu les dinosaures. La montagne se demande: si je m’ouvre, est-ce que je risque de craquer? Un pissenlit fait entendre sa petite voix: "Moi je suis là depuis deux semaines, je me suis déjà ouvert." Quel frimeur. "Je me suis ouvert et c’était super."
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Assemblée pour deux matinées à la bibliothèque de la Sallaz (3 et 5 septembre 2024), l’entité supercollective qui a fait naître ces « fictions soudaines » combinait des membres des collectifs AJAR (Thomas Rappaz, Alice Bottarelli), aléax (Ezra Sibyl Benisty), Caractères mobiles (Benjamin Pécoud, Mathias Howald), Épisode (Santiago Basurto, Fanny M. Cheseaux), Hétérotrophes (Arthur Brügger), Particules (Sarah Marie), La ZAC (Aude Seigne) et un représentant du Cabaret Littéraire (Daniel Vuataz). L’ultime microfiction (« La montagne ») a été écrite en direct dans la Salle des fêtes du Casino de Montbenon durant la répétition générale du 20 septembre 2024, par Alice Bottarelli, Ezra Sibyl Benisty, Arthur Brügger, Avî Cagin, Mathias Howald, Marilou Rytz, Daniel Vuataz et Fanny Wobmann. La typographie web a été conservée.